Famille

Accorder le pardon

“Puis-je pardonner à celui qui est coupable de la mort de notre enfant ? C'est une entreprise téméraire que d'écrire à ce propos”, souligne Thomas Dauwalter. “C'est la première fois que je parle en détail du processus de pardon en lien avec cet événement. C'est une entreprise téméraire que d'aborder un tel sujet. Pour plus de clarté : je parle en mon nom et pas au nom des membres de ma famille. Ce que je vais dire sur la rencontre avec le responsable de l'accident n’engage que moi ; il pourrait aussi en parler de son côté. Chacun a donné à l'autre la liberté de dire ce qu'il a jugé opportun dans la situation en question. Sur le chemin du pardon, j'ai vécu les étapes suivantes.

Étape 1 : La tragique nouvelle

Le 26 juillet 2004, à trois heures du matin, on sonne à notre porte. Deux policiers et un aumônier d'urgence - comme je le comprendrai plus tard - se tenaient devant la porte. L'un des policiers a la pénible tâche de m'annoncer la terrible nouvelle du décès accidentel de notre fille, Michi :

« Votre fille a eu un accident de la route. Pour faire court, elle n'a pas survécu ! Cause de l'accident : un véhicule arrivant en sens inverse s'est retrouvé de son côté de la route et l'a percutée de plein fouet sur son scooter Vespa. Elle n'a eu aucune chance. L'accident s'est produit sur un pont. L'homme était sous l'emprise d'une forte alcoolémie et a, en outre, commis un délit de fuite. »

Ma vie m’a paru être semblable à une page jusqu'alors blanche et agréable, devenue d'un seul coup, noire et sombre. Les pensées suivantes m’ont envahi : le monde n’est pas bon. Les gens ne me veulent pas du bien. Dieu n'a pas de bonnes intentions à mon égard. Je ne vaux rien, je suis l'idiot de la nation. Et en même temps, une phrase a surgi, à l’opposé de à ce qui se passait. Une phrase que j'avais lue, il y a des années, dans le petit livre de Fritz Schwarz: Ich werweigere mich – oder von der Schönheit des Glaubens (Le refus de se soumettre ou la beauté de la foi), m'avait déjà interpellé à l'époque : « La beauté de la foi chrétienne ne peut pas être décrite. Je pourrais devenir fou, fou de joie. » Un paradoxe criant ! C'est possible, me suis-je dit. Cela m’a rendu pensif. Cette phrase est devenue un cri du cœur :

« Jésus, j'aimerais pouvoir à nouveau parler de la beauté de la foi. Avec conviction. Et de telle sorte que je ne doive pas faire abstraction de cette expérience amère, mais qu'elle soit assimilée ! »

Étape 2 : Protestation et déni

Impuissants et abasourdis, nous étions assis à table. Le choc, le désespoir, la tristesse, l'impuissance, la paralysie, le mutisme, des pensées comme « ce n’est pas possible, c'est un cauchemar » ont continué à hanter mes jours, mes semaines et les mois suivants. Mais il y avait aussi une résistance intérieure :

« Je ne vais pas laisser une personne responsable de la mort de notre enfant gâcher ma vie. Je refuse qu'une racine d’amertume détruise ma vie. Je refuse de chercher à me venger. Et je refuse que le deuil devienne ma raison de vivre. Je veux apprendre à accepter cet événement terrible. Oui, il doit faire partie de ma vie. Une partie de mon histoire avec Dieu et non un chapitre sombre mis à part. Je dois apprendre à me réconcilier avec ce chapitre de ma vie. Je veux aussi me réconcilier avec Dieu. Pour y parvenir, le pardon est une grande partie du chemin. »

Je veux vouloir pardonner à cette personne. Mais comment faire ? Comment pardonner dans un tel cas ? Nous avons l’habitude de prier :

« Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » (Mt 6.12).

Étape 3 : Questions sur questions

Qui est vraiment responsable de la mort de notre Michi ? Le responsable de l'accident ? Ou même Dieu ? N'aurait-il pas pu l'empêcher ? J'étais tiraillé. À cela s'ajoutait le magnifique Psaume 121 que Michi avait écrit dans sa chambre en guise de profession de foi. La question surgissait inévitablement en moi : « Où étais-tu, Dieu ? » Des questions toutes simples ont jailli en moi.

J'ai également constaté qu'il n'y avait pas de système judiciaire objectif dans notre pays. Nous avons reçu 3000 € de dédommagement. Qu'est-ce pour une vie ? Qu’est-ce qu’on peut faire avec cet argent ?

À l'époque, j'ai lu dans le journal que Stefan Raab avait été condamné à payer 70.000 € de dommages et intérêts pour atteinte à la vie privée, suite à des plaisanteries grossières aux dépens d'une écolière. Il avait utilisé le nom d’une jeune fille de 16 ans, Lisa Loch (note de traduction : Lisa Trou), de manière répétitive pour des jeux de mots douteux.

Au final, j'ai compris au fond de moi qu'il n'y avait pas de justice objective. Culpabilité ici, punition là. Affaire classée. Est-ce ainsi que l'on empêche d'autres délits ? Je ne plaide pas pour que la dette soit exemptée de conséquences. Que dirait Dieu : Oui, il y a ici une dette inestimable et irréparable. La réponse est le pardon, au moment voulu et si possible, la réconciliation et le rétablissement des relations. La victime et le coupable se rencontrent. Le rapport à la faute est un puissant moteur de guérison et d’élan de vie. La vengeance a un inconvénient : elle provoque à nouveau la vengeance. Et cela ne s'arrête jamais. Dans les grandes comme dans les petites choses.

Étape 4 : Que faire de mon agressivité ?

Comment gérer mon agressivité envers le coupable ? Celle-ci réapparaissait de manière sporadique. Elle n'était pas particulièrement prononcée, mais il y avait toujours quelque chose qui était là.

Une déclaration de Paul, un homme de la Bible au temps de l’Église primitive, m'a toujours été d'une grande aide : je n'ai pas besoin de me venger. C'est un autre qui s'en charge :

« Ne vous faites pas justice vous-mêmes, bien-aimés, mais laissez place à la colère, car il est écrit : C’est moi qui fais justice ! C’est moi qui paierai de retour, dit le Seigneur. » (Rm 12.19).

La vengeance peut donc être déléguée à celui qui est le Juste.

En plus, je me souvenais de l'histoire de Caïn et Abel, le premier meurtre décrit dans la Bible. Caïn a tué son frère Abel par jalousie. Il l'a assassiné. À un moment donné, Dieu s'approche de lui avec cette question choquante : « Caïn, où est ton frère ? » Caïn pensait que le cas d'Abel était réglé. Mais il y avait quelqu’un qui n'avait pas oublié. C'était Dieu et il demanda à Caïn : « Où est ton frère ? »

Le sang d'Abel s'était infiltré dans la terre depuis longtemps. QUELQU’UN n'avait pas oublié. Une image s'est formée en moi. Si la tache de sang sur la route de Mahlspüren s'est infiltrée depuis longtemps, si un jour la route n'existe plus et si peut-être même Mahlspüren disparaît, quelqu'un ne va pas oublier. Un jour, il demandera au responsable de l'accident :

« Qu'as-tu fait cette nuit-là ? Tu as laissé la fillette sur place ! Est-ce que tu t'es présenté chez les parents pour leur demander pardon ? »

Cette pensée m’a réconforté un certain temps. Au même moment, je commençais à avoir de la peine pour le responsable de l'accident. J'imagine que le fait d'être confronté à Dieu est très dangereux. Et c'est alors qu'une autre déclaration de la Bible a revêtu une beauté particulière :

« J’entendis du trône une voix forte qui disait : La demeure de Dieu est avec les humains ! Il aura sa demeure avec eux, ils seront ses peuples, et lui-même, qui est Dieu avec eux, sera leur Dieu. Il essuiera toute larme de leurs yeux, la mort ne sera plus, et il n’y aura plus ni deuil, ni cri, ni douleur, car les premières choses ont disparu. »  (Ap 21.2-4).

Michi s'était fait baptiser trois semaines avant son accident. Plus tard, j'ai commencé à me renseigner sur l'accident et à prier son auteur : « Père, aie pitié de lui et donne-moi l'inspiration pour l'affronter avec clarté et réconciliation. » Le dernier livre de la Bible, l'Apocalypse, est devenu à cette époque un véritable livre de consolation, ce qui est d'ailleurs l'intention centrale de ce livre. C'est à peine croyable !

Étape 5 : Dieu m'a pardonné, je vais donc aussi pardonner.

Je voulais pardonner à l’auteur de l'accident et le lui faire savoir d'une manière ou d'une autre. Ma motivation n'était toutefois pas claire : pour me protéger de l'amertume ? Pour obéir à Dieu ? Pour être un bon chrétien ? Pour passer pour un super-chrétien devant les autres ? Une chose est sûre : les réflexions sur le pardon ont surtout porté sur moi-même ! Au cours de la première année après l'accident, j'ai essayé d'obtenir un rendez-vous par l'intermédiaire d’une tierce personne. Le contact n'a pas eu lieu. Et c'est bien ainsi. À ce moment-là, j'avais pardonné en prenant de haut le coupable :

« Moi, bon chrétien, je te pardonne, pauvre responsable de l'accident. Nous autres chrétiens, nous avons de si nobles sentiments. »

Bof, bof… Aujourd’hui je pense que ce sont des réactions médiocres. Les années passèrent ainsi. J'étais relativement en paix avec tout cela, mais j'avais en quelque sorte le désir de ne pas me contenter d'un pardon intérieur. Il devait y avoir plus, mais je ne savais pas quoi. Peut-être que la réconciliation était aussi possible !

Étape 6 : La percée

Le tournant s'est produit pendant les vacances d'été 2012 : sur la plage ensoleillée de Cavallino, j'ai lu le livre de Miroslav Volf, Free of charge – Giving and Forgiving in a Culture Stripped of Grace (Donner et pardonner gratuitement dans une culture sans pitié) de Miroslav Yolf. Ce livre est le meilleur que j’aie jamais lu sur le thème du pardon. Je n'ai pas pu m'empêcher de laisser libre cours à mes larmes sur ma chaise longue. Des phrases ont touché mon cœur :

« Dieu est le plus miséricordieux. Le pardon est un cadeau spécial. Lorsque nous le donnons, nous cherchons le bien d'une autre personne et non le nôtre. Dieu a inventé le pardon. Notre pardon n'est qu'un écho du pardon de Dieu. Nous pardonnons en tant que pécheurs et non en tant que justes. Dans le pardon, il y a deux vainqueurs. »

Un nouveau désir est né en moi : je veux rencontrer cet homme, lui parler et lui dire que je lui ai pardonné. Je souhaite que la paix ne soit pas seulement pour moi, mais pour lui aussi. Je souhaite qu'il réussisse sa vie. Dieu avait beaucoup agi en moi. Vint alors le moment d'établir le contact. Comment pouvais-je m'y prendre ? J'en ai parlé à Dieu et, peu avant Noël 2012, une pensée forte a surgi en moi :

« Thomas, demande à cet homme comment il se sent après tous ces événements au goût amer. Demande-le-lui, toi ! »

Je n'avais encore jamais vu les choses sous cet angle. C’était une mise en perspective. Je me suis assis et je lui ai écrit une lettre. La culpabilité devait être mentionnée. Le verdict de culpabilité précède le pardon, dit Volf, sinon tout devient bon marché. J'ai donc écrit quelques lignes :

« Bonjour Monsieur ..., je m'appelle Thomas Dauwalter et je suis le père de Michi Dauwalter, dont vous êtes coupable de la mort accidentelle. Je me demande continuellement comment vous vous sentez ! C'est avec plaisir, même si j’ai les genoux qui tremblent, que je vous rencontrerais et vous tendrais la main vers le pardon. Avec mes meilleures salutations, Thomas Dauwalter. »

Étape 7 : La rencontre

Ce fut une journée hors norme. Inscription dans mon journal de bord du 20 février 2013 :

« Trio de prière, bureau, une journée mémorable : accident de voiture - dommage total ! Rencontre avec le coupable de la mort accidentelle de Michi. Seigneur, je te remercie parce que tu es un Seigneur plein de bonté et que tu permets la paix sur la terre. »

La rencontre était prévue pour 20 heures. Je me suis mis en route pour aller chez moi vers 13 heures pour avoir encore un peu de temps pour me reposer un peu et pour prier. Intérieurement, j'étais déjà dans la rencontre, brutalement, je me suis réveillé de mes dialogues intérieurs : bang ! La voiture s'est arrêtée d’un coup. Je venais de m'écraser contre un lampadaire à Bambergen ! Première pensée : j'annule l’entretien. La seconde : c’est maintenant plus que jamais. Je ne suis pas sûr de savoir dans quelle mesure le diable, qui est le diviseur, a voulu empêcher cette rencontre imminente et salutaire.

Le soir, nous nous sommes rencontrés. Au premier contact visuel, j'ai eu très peur. Que va-t-il se passer ? Est-ce que je vais pleurer ? Une agressivité insoupçonnée allait-elle se manifester ? C'est ainsi que nous nous sommes rencontrés. L'homme est à peine plus jeune que moi. D'une certaine manière, il est même sympathique. Nous avons commencé par la question que j'avais posée dans la lettre :

« Comment vous sentez-vous en tant que responsable d'un accident, en tant que personne coupable de la mort d'une jeune femme ? »

« Cette question », m'a-t-il dit, « m'a coupé l'herbe sous le pied quand je l'ai lue sur votre carte ! Vous me posez la question alors qu’en fait, je voulais vous la poser depuis longtemps. Comment se fait-il que vous me posiez la question ? » L'échange a été très émouvant. Les raisons pour lesquelles le premier contact m'a été refusé ont également été évoquées : « La peur », a-t-il dit, « j'ai eu peur que vous sortiez un couteau ou un pistolet lors de la rencontre. » En effet, un peu à la même période que l’accident, avait eu lieu l'assassinat d’un contrôleur aérien par le père d'une victime d’un crash. C'est à cette époque qu'a eu lieu la terrible collision d'avions près d'Überlingen, qui a coûté la vie à de nombreuses personnes, dont de nombreux enfants. Nous avons parlé ensemble pendant 90 minutes, quelques larmes ont coulé. Puis nous nous sommes quittés.

« Vous m'avez enlevé une tonne de poids du cœur. Je peux à nouveau respirer. »

Ces mots prononcés au moment des adieux me sont restés en mémoire. Cette expérience m'a fait prendre conscience de l'importance du pardon. Il s'agit de briser le cycle de la vengeance. Et il n'y a pas d'autre voie que le pardon et la réconciliation. Il s'agit de rendre possible la vie en commun. Le pardon signifie qu'à l'avenir, je veux rencontrer cette personne comme un être humain normal et non pas comme « Monsieur le coupable de la mort de notre Michi ». Dieu me pardonne de la même manière. Il ne me voit plus comme un coupable, mais comme quelqu'un qui a été pardonné, pour la faute duquel un autre a payé le prix. C'est pourquoi, en tant que chrétien, je ne peux pas faire autrement que de pardonner si quelqu'un est coupable à mon égard. Il faut ne pas balayer la faute sous le tapis, à bon compte, mais l'appeler par son nom, puis accorder consciemment le pardon, détacher l'autre de sa culpabilité et lui donner une nouvelle chance. Autrement, nous n’avons aucune possibilité de faire face à notre propension à l'erreur et à la culpabilité mutuelle. Tout le reste conduit à un cercle vicieux destructeur, selon la devise « ce que tu me fais, je te le fais ». Si tu veux être heureux un instant, venge-toi. Si tu veux être heureux toute ta vie, pardonne.

Ce soir-là, après la rencontre et la poignée de main de réconciliation, je suis rentré chez moi profondément satisfait en pensant :

« Aujourd'hui, j'ai enfin fait quelque chose qui a vraiment du sens. Mon Dieu, tu es vraiment génial. »

Il y a quelques semaines, la boucle a été bouclée. Monsieur Z. a, à ma demande, rénové et remis en place la croix sur le lieu de l'accident. Un signe précieux de repentir et aussi de réparation. Cela m'a fait un bien fou ! Plus tard, j'ai reçu une demande d'amitié de sa part via Facebook. J'ai dû déglutir une nouvelle fois avant de répondre « oui » quelques jours plus tard. Nous nous sommes rencontrés à nouveau sporadiquement.

Je conclurai par une phrase de Desmond Tutu :

« Les expériences difficiles ont le potentiel de nous rendre amers ou d'ennoblir notre caractère. »

Nous pouvons vivre la réconciliation et le salut par Jésus dans ce monde, non pas malgré nos blessures, mais justement à cause d'elles. Oui, la beauté de la foi chrétienne se manifeste précisément dans ces contradictions et ne peut guère être décrite.


Thomas Dauwalter, né en 1959, pasteur de l’Église évangélique néo-anabaptiste Lindenwiese, Überlingen (D). Traduction par Rachel Parlebas Nussbaumer. Publié en allemand dans Mennonitisches Jahrbuch 2022, p. 85-90, repris avec autorisation.