Avec quelles lunettes lisons-nous la Bible?

La Bible est claire, disons-nous. Toutefois pour la lire et l’interpréter nous y posons notre propre regard. Que se passe-t-il alors ?

Le voyage du texte biblique

Le texte biblique a fait un incroyable voyage en traversant des millénaires à travers l’histoire humaine. Après les faits historiques de l’action de Dieu, les auteurs bibliques ont retranscrit dans leurs mots et dans leurs styles, inspirés par l’Esprit, la manière toute particulière dont Dieu est venu rencontrer l’humanité. À travers les textes, ils racontent ce que Dieu a dit et la manière dont il a agi en interaction avec les humains de son temps.

Un voyage dans le temps

La première difficulté à laquelle se heurte le lecteur ou la lectrice dans l’interprétation de la Bible est la distance fondamentale entre son monde et celui des auteurs bibliques. Le monde était bien différent à l’époque des prophètes, de Jésus et des apôtres, de ce qu’il est aujourd’hui. Les cultures des temps bibliques ressemblaient bien plus à celles du Moyen-Orient qu’aux cultures occidentales contemporaines. À force d’étude, cette distance peut être réduite, et le lecteur peut s’approcher davantage du texte et goûter à ses subtilités.

Un regard situé

Pourtant, même dans cette proximité, le regard du lecteur reste humblement situé, teinté, limité. Il ne peut revendiquer un regard absolu sur le texte tant il est façonné par ce qu’il est et le monde qui l’environne. En effet, son regard est l’intermédiaire entre le texte et l’expérience de la foi, entre le témoignage ancien rapporté dans l’Écriture et le témoignage actuel – c’est-à-dire la manière dont il devient Parole de Dieu pour aujourd’hui.

Les lunettes avec lesquelles nous lisons la Bible

Le regard de l’interprète de la Bible est situé et teinté de multiples façons. Il porte des lunettes colorées par sa culture familiale et nationale, par sa tradition d’Église, par son sexe et la manière dont cela a forgé sa vision du monde, par sa personnalité qui lui fait relever certains thèmes plus que d’autres, par ses expériences et les convictions qui en découlent, par les questions qui le taraudent et pour lesquelles il cherche une réponse dans le texte, par son environnement, par ses luttes et par ses présupposés.

Au mieux, il porte des lunettes colorées qui ne l’empêchent pas d’accéder au sens du texte, bien que son regard soit partiel parce que coloré. Au pire, il porte des lunettes qui déforment le regard et qui l’empêche de saisir ce qui est écrit. Comment par exemple, laisser résonner la pertinence de l’interpellation du Nouveau Testament sur le rapport aux biens, quand le lecteur contemporain ne peut s’imaginer un monde hors du capitalisme ? Comment penser la dignité de la personne humaine dans un univers où le fonctionnement sociétal est basé sur le principe de l’esclavage des uns vis-à-vis des autres ?

Le regard porte la marque de tout ce qui catéchise l’interprète au quotidien et l’instruit dans son rapport au monde. Il porte la marque de la grâce, mais aussi celle du péché. Bien malgré lui, le regard occidental est teinté de consumérisme, d’individualisme, et des idéologies de son temps. Ces idéologies, dont le lecteur ne peut être dépouillé tant elles le façonnent le plus clair de son temps, peuvent avoir le mérite d’interroger le texte d’une manière nouvelle. Elles sont alors une couleur dont il est bon que l’interprète ait conscience. Les croyances ambiantes doivent être évaluées dans leur contenu – leurs forces et leurs faiblesses – et mises en dialogue avec l’exemple de Jésus et l’histoire du peuple de Dieu. Cependant, ces valeurs, souvent non-formulées, limitent bien souvent le regard et empêchent l’interprète de poser des questions pertinentes au texte.

Si toute lecture est située, comment donc s’assurer d’avoir une compréhension riche de ce que l’Esprit veut dire et montrer à travers l’Écriture ? Grâce à Dieu, le corps de Christ est multiple ; il brille de diversité. Le lecteur et interprète de la Bible fait partie d’une communauté de lecteurs et de lectrices qui ensemble, avec leurs différentes lunettes, peuvent rendre au texte toute sa richesse. Quand les regards partiels se croisent, il est possible de mieux discerner le sens d’un texte.

Croiser les regards

Durant les 2000 années d’histoire de l’Église, la Bible a été interprétée par un regard relativement monolithique : elle l’a été par des hommes blancs occidentaux et économiquement favorisés. L’observation de toute bibliothèque de théologie confirme le constat.

Pourtant, si l’on prend au sérieux le fait que Dieu s’adresse, par sa Parole, à son peuple dans son ensemble, il devient évident que d’autres voix doivent être prises en compte. D’autres regards situés permettent de saisir ce que Dieu veut dire à son Église et discerner une parole plurielle pour aujourd’hui. À celles des hommes blancs occidentaux économiquement favorisés, il est essentiel d’adjoindre celles des femmes qui représentent la moitié de l’humanité, ainsi que celles issues d’autres cultures et de personnes économiquement défavorisées. La pluralité des regards est indispensable au discernement d’une parole pour une Église multiple, pour un monde multiple.Je suis toujours à nouveau étonnée quand j’entends la manière particulière dont le texte résonne dans la vie de ceux qui vivent dans un autre monde que le mien:

  • Dans le regard d’un prisonnier ou d’une esclave, les paroles de libération de Jésus résonnent d’une profondeur incroyable. Leurs voix ouvrent de nouveaux possibles et mettent l’Église en marche.

  • Dans le regard d’une femme d’origine musulmane, l’histoire de Sarah et d’Agar retentit différemment. Elle ouvre la possibilité d’une voix pour les oubliés et les méprisés de l’histoire.

  • Dans les mots d’un pauvre, le partage des biens dans les Actes crée une espérance nouvelle. Sa voix interpelle les riches dans le concret de la vie.

  • Dans le regard d’un jeune enfant qui a subi l’exploitation humaine dans les mines de cobalt, la question de la justice et du péché prend une couleur moins conceptuelle. Le jugement de Dieu prend une autre couleur. Il devient bonne nouvelle pour le monde.

L’Église a besoin de ces différents regards pour discerner avec sagesse la parole de Dieu pour aujourd’hui. Elle a besoin de ces différentes lunettes pour élargir sa vision de ce que Dieu a fait et de ce qu’il veut encore faire aujourd’hui. Ces regards font remonter à la surface des profondeurs inexplorées du texte. Des lectures situées autres que celles avec lesquelles nous ronronnons permettent non seulement une addition de regards, mais aussi une transformation du regard de tous.

A la question de savoir si le fait qu’il y ait plusieurs prédicateurs assure une multiplicité de regard, je réponds: Existe-t-il une diversité parmi vous? Une diversité de spiritualité? Une diversité culturelle? Une diversité de genre? Une diversité économique? Alors oui, vos regards se complètent et enrichissent la manière dont la Parole résonne.

Que le Saint-Esprit nous guide ensemble, nous, corps du Christ, toujours davantage à la suite de Jésus. Prions pour que l’Esprit nous donne, ensemble, son regard pour que nous puissions puiser abondamment dans les richesses de l’Écriture. Par grâce, sa Parole nous parle encore aujourd’hui. Malgré la distance, nous pouvons l’habiter ensemble, à la suite du Christ.


Article paru dans Bienenberg Magazine 2019 disponible en téléchargement ici.